Le castor d’Europe (Castor fiber). Regards historiques anciens et nouveau...
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Travaux des jeunes chercheurs du CIERA
7 | 2013 :
La condition animale
La condition animale
Le castor d’Europe (Castor
fiber). Regards historiques
anciens et nouveaux sur un
animal sauvage
RÉMI LUGLIA
Résumés
Français Deutsch
La longue histoire de la disparition du castor (Castor fiber) de l’Europe, et de son retour
récent, invite à porter un regard original sur les rapports changeants entre l’homme et les
sociétés d’un côté, et l’animal et le reste de la nature de l’autre. L’analyse de la protection de cet
animal singulier, initiée au XIXe siècle par une mutation du paradigme utilitariste,
particulièrement chez les naturalistes, et de sa reconquête de nombreux espaces d’où l’homme
l’avait fait disparaitre, met en évidence une dynamique européenne, globale malgré certaines
différences. Le cas du castor permet en outre d’appréhender la capacité du sauvage à s’adapter
à l’anthropisation du monde.
Die lange Geschichte des Aussterbens und der Rückkehr der Biber (Castor fiber) in Europa
laden dazu ein, einen detaillierteren Blick auf die wechselhaften Beziehungen zwischen
Mensch und Gesellschaft sowie zwischen Tier und einer sich verändernden Natur zu richten.
Die Untersuchung des Schutzes dieses eigenartigen Tieres begann Anfang des 19.
Jahrhunderts mit der Abwendung vom utilitaristischen Paradigma, insbesondere seitens der
Naturforscher. Auch die Rückeroberung der Lebensräume, aus denen der Mensch den Biber
vertrieben hatte, stellt (trotz einiger Unterschiede) eine europäische Entwicklung im Hinblick
auf das Mensch-Tier-Verhältnis heraus. Außerdem erlaubt uns der Fall des Bibers, die
Fähigkeit eines Wildtieres zu begreifen, das sich an die Anthropisierung der Welt anzupassen
vermochte.
Entrées d’index
Mots-clés : Castor d’Europe, patrimoine, protection, destruction, histoire, retour,
réintroduction, sauvage, naturalistes
Géographique : France, Europe, Rhône, Bavière
Chronologique : Période contemporaine, 19e siècle, 20e siècle
Schlagwörter : Biber, Erbe, Schutz, Zerstörung, Geschichte, Rückkehr, Wiederansiedlung,
wild, Naturforscher
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Texte intégral
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Depuis Robert Delort tout historien français sait que « les animaux ont une
histoire » et que leur étude conduit à mieux comprendre l’homme et ses sociétés,
mais aussi les rapports que ce dernier entretient avec son environnement et le reste
de la nature (Delort, 1984). En France, des travaux récents1 montrent toute la
diversité et la richesse de cette histoire de l’animal qui s’envisage désormais de façon
complète en inversant « le point de vue » (Baratay, 2012), c’est-à-dire qui cherche à
saisir, par les sources et les méthodes de l’historien, les évolutions historiques en se
plaçant du côté de l’animal et non plus seulement de l’homme.
Dans ce contexte stimulant, quel est l’intérêt du castor d’Europe (Castor fiber)
(Fig. 1) ? Outre d’être un sujet assez neuf2, le castor, parfois nommé bièvre (Biber en
allemand), plus gros rongeur d’Europe, inféodé aux cours d’eau et à leurs ripisylves,
parfaitement adapté aux milieux aquatiques continentaux, est un animal différent de
ceux habituellement étudiés par les historiens comme les animaux domestiques (Éric
Baratay) ou les prédateurs comme le loup (Jean-Marc Moriceau) ou l’ours (Michel
Pastoureau). Ni domestique, ni prédateur, le castor permet à l’historien un autre
point de vue sur les relations homme-animal, d’autant que, unanimement considéré
comme nuisible à la fin du XIXe siècle, le castor bénéficie, dans un apparent
paradoxe, d’une protection précoce3 et efficace qui sauve l’espèce de la disparition.
Enfin, le castor est un animal original ; car il transforme son habitat pour l’adapter à
ses besoins et agit ainsi sur l’environnement de l’homme, faculté qui le fait qualifier
d’« ingénieur des écosystèmes » (Richier et Sarat, 2011). Il a également adapté son
comportement, d’une part, à la pression de destruction (chasse, piégeage) pour
survivre et, d’autre part, à l’aménagement des cours d’eau par l’homme (canalisation,
endiguement, rectification des tracés, etc.) pour recoloniser les territoires perdus.
Ainsi la singularité apparente du castor et de son histoire invite à porter un autre
regard sur la mutation contemporaine des relations entre l’homme et le reste de la
nature : quelle place les hommes, et particulièrement les savants naturalistes4,
assignent-ils au castor dans un monde anthropisé ? Quelles sont les raisons de la
destruction du castor puis de sa protection ? Dans quelle mesure la sauvegarde puis
le retour du castor traduisent-ils une acceptation sociale partagée du sauvage dans
les sociétés européennes ? En renversant la perspective, on peut également se
demander dans quelle mesure, au fil des siècles, le castor s’est adapté aux sociétés
humaines.
Cette histoire et ces questionnements ne sont pas seulement français mais bien
européens et permettent d’envisager les similitudes et les différences nationales ou
locales, aussi bien dans la façon de penser l’animal, sa disparition et sa protection,
que dans les actions envisagées et entreprises ou encore dans les temporalités. La
perspective, diachronique, sera articulée en trois temps : disparition ; protection ;
recolonisation. Les sources historiques mobilisées, parfois très contemporaines, sont
variées mais essentiellement imprimées et issues du milieu naturaliste : articles
savants, récits, écrits techniciens et militants.
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Fig. 1 : Der Biber
(Die Gartenlaube, 1858 : 68). http://commons.wikimedia.org/wiki/
File:Die_Gartenlaube_%281858%29_b_068.jpg
Le temps de la disparition
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Contemporains et zoologistes sont unanimes à considérer que le castor est presque
éteint au tout début du XXe siècle. Alors que jusqu’au XIIe siècle il occupait la quasitotalité de l’Europe, seules des populations fragmentées et de très petite taille
subsistent (Fig. 2). Quelles sont les raisons historiques et la temporalité de ce déclin
du castor ?
Fig. 2 : Répartition du castor au début du XXe siècle
(Véron, 1992 : 104)
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Un castor utilisé
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Depuis au moins l’Antiquité, les Européens considèrent que le castor est un animal
utile car ils prisent sa fourrure pour en faire des vêtements (Delort, 1976 : 338 et
1986 : 88). En outre, sa chair est consommée comme aliment « maigre ». Le castor
produit enfin du castoréum, sécrétion odorante issue d’une glande anale, qui est
utilisée en médecine et en parfumerie. L’utilisation du castor varie selon les modes et
la rareté grandissante de l’animal, le castor du Canada (castor canadensis) venant
supplanter son cousin sur les marchés européens à partir du XVIe siècle (Allaire,
1999 : 265).
L’« utilité » du castor n’entraîne donc pas sa protection mais bien sa destruction,
car il est utile à l’homme une fois mort. Le sort fait au castor participe d’une vision
strictement utilitariste du monde, très largement répandue jusqu’au début du
XXe siècle, y compris chez les naturalistes (Luglia, 2012 : 129), qui postule que les
espèces et les milieux n’ont de valeur que dans leur utilité immédiate et directe : la
nature s’organise autour de l’homme et de ses besoins.
Un castor à éliminer
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Le castor possède aussi trois comportements qui le condamnent sans rémission
aux yeux des hommes. En guise de gîte, il creuse des terriers dans les rives et, d’après
certains contemporains, perce les digues. Ainsi, de 1885 à 1891, le « Syndicat des
digues du Rhône de Beaucaire à la mer » alloue une prime de 15 francs par castor tué.
Ensuite, le castor se nourrit d’écorce et surtout ne sait pas faire la différence entre un
saule et un peuplier de culture ou un pommier, provoquant l’ire des agriculteurs
riverains (Rouland, 1991 : 41-42). Il barre également des cours d’eau, inondant
parfois des cultures en amont (Le Quellec, 1999 : 14-17). Ces deux derniers
« défauts » du castor font qu’il est un des rares animaux, avec l’homme, à s’avérer
capable de modifier son environnement pour l’adapter à ses besoins, initiant ainsi de
longs débats savants sur la part de l’intelligence et celle de l’instinct dans ses
réalisations (Richard, 1980 : 37-41 et 105).
Un castor raréfié et maltraité
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Par la chasse et le piégeage, auxquels il convient d’ajouter la modification des
habitats par la canalisation des rivières et la création de chemins de halage, l’homme
occidental n’a pas attendu l’industrialisation pour ponctionner fortement les
populations de castors et les conduire au bord de l’extinction. Ce mouvement n’est
pas propre à la France mais affecte l’ensemble des pays de l’Europe, notamment
occidentale. La plupart des auteurs datent le début de ce mouvement du XIIe siècle,
car le castor disparaît d’Angleterre et du Pays de Galles à cette date, puis d’Écosse au
XVe siècle, de Transylvanie, d’Espagne, d’Italie et de l’ouest de la France au XVIe. La
Suisse perd son dernier castor en 1804, la Hollande en 1825, la Lituanie en 1841, la
Belgique en 1848, la Finlande en 1868, la Suède en 1871, la Prusse en 1879 (Véron,
1992 : 87-108 ; Dewas et al., 2012 : 144-165).
Pourchassé dans toute l’Europe, le castor semble adapter, sur un temps long, son
comportement à cette situation : il habite des terriers et non plus des huttes (Joubert,
1930 : 385 ; Delort, 1978 : 108) ; il abandonne la construction de barrages (Delort,
1986 : 17) ; il devient nocturne (Cabard, 2009 : 76). Plus discret, confiné dans des
espaces délaissés par l’homme, le castor se fait oublier et survit.
Raréfié, le castor échappe aux savoirs des populations européennes et devient
étrange5. Le paysage de rives ouvertes peuplées de saules et de peupliers
perpétuellement recépés (Catusse et Lombardi, 2011 : 21), qu’il façonnait nuit après
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nuit, tend alors à disparaître.
Le temps de la protection
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Au XIXe siècle, la nuisibilité du castor est incontestée et sa rareté tout autant. Or
c’est dans ce double constat que réside pour l’historien tout l’intérêt du castor. En
effet, envisager et mettre en œuvre une protection pour cet animal implique de
dépasser le paradigme dominant de l’utilité/nuisibilité des espèces et de se soucier
du risque d’extinction. Le castor permet alors la mise en évidence de mutations dans
la façon de considérer les animaux sauvages.
Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, des mesures de protection des
dernières populations de castor sont adoptées dans de très nombreux pays d’Europe
à la suite d’une prise de conscience, notamment des naturalistes, qui sont en contact
direct avec les derniers animaux par leurs travaux scientifiques de terrain, de
l’extrême raréfaction de l’animal. La Norvège interdit partiellement la chasse du
castor en 1845, puis totalement en 1863 (Rabot, 1928 : 530). La Finlande le protège
en 1868, année où le dernier individu est tué, et la Suède en 1873, deux ans après sa
disparition (Véron, 1992 : 89). Dans cette dynamique européenne, le cas français
semble symptomatique des mutations à l’œuvre dans les sociétés et particulièrement
chez les savants naturalistes qui gravitent autour de la Société d’acclimatation.
La rareté du castor et les menaces qui pèsent sur les dernières populations
conduisent certains naturalistes locaux à se mobiliser à la toute fin du XIXe siècle. En
1889, Valéry Mayet, professeur à l’école d’agriculture de Montpellier, est
apparemment le premier à prendre sa défense et obtient en 1891 l’arrêt de la prime à
la destruction du castor en Camargue (Blanchard, 1890 : 12 et 58). Ce cri d’alarme est
repris à partir de 1894 par Galien Mingaud, directeur du Muséum d’histoire naturelle
de Nîmes, relayé au niveau national par la Société d’acclimatation et la Société
zoologique de France. Mais, cette démarche est vigoureusement contestée par
nombre de savants qui, en vertu de la nuisibilité de l’animal, militent pour sa
destruction.
Près de quinze ans plus tard, les choses ont changé. En effet, Galien Mingaud fait
adopter par la section de zoologie du congrès des sociétés savantes qui se réunit à
Montpellier en 1907 un vœu demandant l’interdiction de la capture du castor
(Mingaud, 1907 : 159-162). En 1909, les préfets du Gard, du Vaucluse et des Bouchesdu-Rhône, ainsi que les conseils généraux correspondants, adoptent des arrêtés
interdisant la capture du castor en tous lieux et en tous temps (Mingaud, 1909). Ils
sont suivis en 1922 par le préfet de la Drôme, Charles Vatrin, qui est aussitôt
récompensé par la médaille d’argent de la Société d’acclimatation pour sa
« protection efficace au castor du Rhône, une espèce en voie de disparition »
(Bull. SA, 1922 : 135).
Qu’est-ce qui a pu conduire les savants et les élites locales à accepter et à soutenir
cette protection ? Galien Mingaud fournit des éléments de réponse : « par leur vote
unanime, [les conseils généraux] ont répondu au désir de tous ceux qui voyaient avec
peine disparaître de notre grand fleuve méridional et de notre faune un mammifère
aussi intéressant qu’utile » (Mingaud, 1909). « Disparaître », « intéressant »,
« utile » sont les mots-clés de cette citation et expliquent qu’un certain nombre de
grands propriétaires de Camargue ou des bords du Rhône ont été sensibilisés par les
savants et leurs sociétés, dont ils appartiennent au réseau de sociabilité, mais aussi
par les services de l’Etat (Eaux-et-Forêts et louveterie, Joubert, 1930 : 388-389) à la
cause d’un castor présenté comme une richesse nationale et régionale : de nuisible, le
castor est devenu « patrimoine6 » pour nombre de naturalistes, qui parviennent à
convaincre l’élite sociale et politique locale. Ils considèrent désormais que le castor
contribue à « l’équilibre de la nature », conception pré-écologique qui énonce que
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toutes les espèces sont utiles dans une nature qui ne s’organise plus uniquement
autour de l’homme. Cette notion s’approfondit et se diffuse dans la seconde moitié du
XIXe siècle au sein de la Société d’acclimatation à propos d’autres animaux : le castor
bénéficie de cette évolution des idées, ce qui explique en partie le soutien des sociétés
savantes. Une dynamique de patrimonialisation fondée sur la prise de conscience de
la responsabilité de l’homme dans les extinctions d’espèces a également joué : Galien
Mingaud (1907 : 160) évoque ainsi « une richesse zoologique nationale ». L’idée de
« patrimoine naturel » n’est pas apparue à propos du castor, mais bien dans un
mouvement pour la protection des paysages qui possède de très nombreux liens avec
le courant naturaliste de protection7. Maurice Loyer en 1909 s’inscrit d’ailleurs
sciemment dans cette perspective en indiquant vouloir placer le castor « sous la
sauvegarde de l’autorité publique au même titre que le sont certains sites
pittoresques ou artistiques, ainsi que les édifices classés comme monuments
historiques8 » (Loyer, 1909 : p. 39). Le même lien peut être identifié avec la loi du
2 mai 1930 sur les monuments naturels.
En définitive, c’est une prise de conscience des élites scientifiques, sociales et
administratives9, transformant le regard utilitariste qu’elles portaient jusque-là sur la
nature en général et l’animal sauvage en particulier, qui permet, en France, la
protection du castor dans le Bas-Rhône, avec un retard de près de quarante ans sur
les pays scandinaves : le castor n’est plus simplement « utile » ou « nuisible » pour
l’homme contemporain mais devient « utile » pour la nature et les générations
futures.
Le temps de la recolonisation
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Les effets de la protection ne se font pas attendre : les populations relictuelles de
castor se confortent et, une vingtaine d’année après, commencent à recoloniser les
territoires anciennement occupés.
Le regain (naturel et artificiel) du castor
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Étonnamment, compte tenu de la transformation accélérée des pays européens à
cette époque, les populations de castors ne cessent de se développer et leur
répartition de s’étendre depuis le début du XXe siècle, jusqu’à atteindre dans certains
cas l’optimum écologique10 (Dewas et al., 2011 : 147-148). Très peu sensible à la
plupart des pollutions (Rouland, 1991 : 40), le castor tolère une forte présence
humaine, à condition de ne pas être pourchassé et de disposer de saules à écorcer et
d’un étiage laissant 60 cm d’eau devant son terrier. Néanmoins, certains
aménagements humains limitent l’expansion du castor : l’urbanisation de longues
portions de cours d’eau et les barrages au fil de l’eau (Catusse et Lombardi, 2011 :
24-25). Pour les surmonter et pour atteindre de nouveaux bassins fluviaux, les
protecteurs mettent en place des réintroductions.
Premiers à protéger le castor, les pays scandinaves vont être les premiers à le
réintroduire. En Suède, des couples provenant de Norvège sont réintroduits dès
1922, et en 1935 la population est estimée à 500 individus environ (Véron, 1992 : 89).
Dès 1929, l’URSS procède à des réintroductions (Véron, 1992 : 91). À partir de 1935,
la Finlande lâche à son tour des castors capturés en Norvège puis, en 1937, des
castors canadiens, qui supplantent rapidement les premiers et connaissent une très
importante progression (Véron, 1992 : 89 ; Reichholf, 1999 : 13711). D’autres pays
européens réintroduisent des castors : Pologne en 1947 (Véron, 1992 : 90-91), Suisse
en 1956, Belgique à la fin des années 1990, Espagne en 2003 (Dewas et al., 2011 : 154
et 158). Dans toute l’Europe, le castor regagne du terrain (Fig. 3, à comparer avec la
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fig. 2).
Fig. 3 : Répartition du castor en 2003.
Martin Sell (wikimedia.commons) http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Biber_in_Europa_2003.jpg
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Dans ce contexte, la France occupe une position médiane car si le castor recolonise
naturellement assez rapidement le Rhône à partir des populations survivantes, les
réintroductions dans les autres bassins fluviaux sont envisagées assez tardivement et
avec beaucoup de frilosité par crainte d’un refus social lié aux nuisances. Ce n’est qu’à
partir de 1957 que des réintroductions ont lieu12 et il faut attendre 1968 pour que la
chasse du castor soit interdite au niveau national. Conscients des conflits d’usage que
le castor peut provoquer, les pouvoirs publics (« Réseau castor » piloté par l’ONCFS
créé en 1987) et les associations de protection de la nature font un important effort
d’information avant toute réintroduction (Rouland, 1991). L’expansion du castor en
France est très nette.
L’Allemagne se distingue par le caractère tardif de ses réintroductions : Bavière en
1977 ; Rhénanie-du-Nord-Westphalie dans les années 1980 (Schneider et Schulte,
1985 ; Naumann, 1991) ; Sarre dans les années 1990. Le cas bavarois s’avère
cependant particulièrement éclairant pour comprendre les relations actuelles entre le
castor et l’homme et expliquer le succès de son retour à l’échelle européenne.
Acceptation sociale et ré-insertion
environnementale : le cas bavarois
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Réintroduire le castor dans un espace d’où il a disparu voici plus de cent ans et qui
s’est profondément anthropisé depuis pose de nombreuses questions. Ce nouveau
milieu, fortement marqué par l’homme, permet-il l’existence du castor ? La société
bavaroise acceptera-t-elle cette irruption d’un animal sauvage avec ses conséquences
en terme de contraintes et de dégâts prévisibles ?
On aurait pu supposer que les réintroductions entreprises dans les années 1970 sur
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le Danube et l’Inn soient effectuées avec des castors issus du foyer survivant sur
l’Elbe, le plus proche génétiquement13. Le Rideau de fer et les tensions entre les deux
Allemagne ne l’ont pas permis (Reichholf, 1999 : 138). Ce sont donc des individus
venus du Rhône, de Pologne, d’URSS et de Suède qui ont été élevés dans une ferme
expérimentale à Neustadt (Véron, 1992 : 90) puis relâchés. Toujours est-il que, dans
les années 1990, on dénombre un millier de castors sur le Danube et l’Inn, de Vienne
au massif de Spessart (Schwab et Schmidbauer, 2002 : 53).
La principale crainte des protecteurs bavarois14, qui est aussi celle des protecteurs
français à la même date, est de voir la population locale s’émouvoir de l’abattage
d’arbres que les castors ne manqueront pas de réaliser. Ainsi, dès avant les
réintroductions, un fonds de dédommagement est créé en vue d’indemniser les
riverains lésés (Weinzierl, 1973). Mais cette crainte est vite dissipée pour deux
raisons. D’abord, si le nombre important d’arbres abattus la première année par les
castors originaires de Suède a effectivement effrayé les forestiers15, dès l’année
suivante les castors abattent un tiers d’arbres en moins, l’hiver étant moins rigoureux
qu’en Scandinavie. Ensuite, force à été de constater que le castor plaisait à la
population et que bien peu d’indemnisations ont été sollicitées (Reichholf, 1999 : 141
et 153).
Le retour du castor en Bavière est ainsi un grand succès car il repose sur
l’acceptation socialement partagée de la ré-insertion d’un élément sauvage dans un
environnement anthropisé et de ses conséquences à la fois négatives (dégâts, limites
aux aménagements, coûts) et positives (gage de naturalité, hausse de la biodiversité,
valorisation sociale). L’explication de cette réussite est identique pour les
réintroductions françaises particulièrement sur le Rhône et la Loire.
L’histoire du castor et de sa protection en Europe rend visible une transformation
majeure du rapport de l’homme à la nature depuis le XIXe siècle, notamment chez les
savants naturalistes : la vision utilitariste du monde cède la place à un regard plus
éthique, plus savant, plus patrimonial, qui conduit à une conception davantage
biocentrée du monde. Malgré quelques nuances nationales ou locales essentiellement
temporelles, une tendance européenne globale, étonnamment régulière, apparaît :
considéré comme une ressource ou comme nuisible au XIXe siècle, le castor est
devenu patrimoine au XXe. La protection du castor en France est symptomatique des
dynamiques savantes et patrimoniales conduisant à la sauvegarde de cette espèce.
L’étude des réintroductions bavaroises permet de comprendre que le retour du castor
est dû davantage à une transformation des sociétés, qui sont désormais prêtes à
accepter cet animal avec ses éventuelles nuisances, qu’à une modification des
conditions environnementales. Le castor rend ainsi visible une évolution notable de
la place des espèces sauvages dans les représentations et les sociétés européennes.
D’une certaine façon, malgré son apparente singularité, le cas du castor s’avère
exemplaire même s’il est largement précurseur dans l’histoire de la protection des
espèces sauvages.
Le castor montre également à l’historien qu’il est possible de compléter son regard
en ne le limitant plus au seul point de vue de l’homme, mais en prenant en compte
celui de l’animal (Baratay : 2012). Le castor s’adapte ainsi à un contexte très
dépendant des sociétés humaines : il a un passé qui peut être saisi par l’analyse de
sources historiques à réinterroger ou à inventer. En agissant quotidiennement sur les
paysages des rives de cours d’eau, le castor s’inscrit comme un acteur de l’évolution
de l’environnement. Cette approche, bien plus habituelle outre-Atlantique (Collier,
1961 ; Arnebeck et Krech, 2004), implique de porter un regard nouveau sur l’animal,
ses actions et leurs conséquences. Le castor permet ainsi de donner une réalité à
l’objectif le plus stimulant de l’histoire environnementale16 : explorer dans le temps
la réciprocité des interactions entre l’homme et le reste de la nature.
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Notes
1 Bacot et al. (2003), Frioux et Pépy (2009), Kohler (2012).
2 Seule sa fourrure a véritablement suscité l’intérêt d’historiens (Delort, 1978 et 1986 ;
Allaire, 1999).
3 La création de la Réserve des Sept-Îles pour protéger le macareux moine (Fratercula
arctica) intervient en 1912. C’est la première réserve naturelle de France.
4 Les naturalistes (Naturforscher en allemand) sont des savants professionnels ou des
amateurs éclairés qui s’intéressent à la « nature », c’est-à-dire aux espèces sauvages et à leurs
habitats. Spécialistes des sciences naturelles, le plus souvent bons connaisseurs du terrain, ils
sont adeptes de l’identification d’espèces, de leur description, de leur observation in situ et des
inventaires avant de s’intéresser aux écosystèmes. À la fin du XIXe siècle et au début du
XXe siècle, ils appartiennent à une même élite sociale et du savoir. En France, ces savants
gravitent autour du Muséum d’histoire naturelle de Paris et des muséums de province et
appartiennent fréquemment à des sociétés savantes nationales (Société d’acclimatation,
Société zoologique de France) ou locales. (Cf. Matagne : 1999).
5 Buffon, par exemple, décrit dans son Histoire naturelle (t. VIII, 1760) le castor canadien et
non le castor d’Europe.
6 Ici « patrimoine » prend son second sens, celui d’héritage commun que l’on cherche à
transmettre intact à ses descendants. Il n’est utilisé par les membres de la Société
d’acclimatation dans cette acception qu’à partir de la fin des années 1920.
7 Les passerelles entre ces deux courants sont importantes en France aussi bien en termes
de personnes, de structures que d’actions. Par exemple, le 1er congrès international de
protection de la nature fut organisé en 1923 conjointement par la Société d’acclimatation, la
Ligue pour la protection des oiseaux et la Société pour la protection des paysages de France
(Clermont, 1926).
8 Maurice Loyer fait référence ici à la loi du 21 avril 1906, dite « loi Beauquier ».
9 Nous n’avons pu trouver d’informations concernant la perception du castor et de sa
protection par le reste de la population.
10 Aucun chiffre absolu de cet « optimum écologique » ne peut être fourni car il dépend
étroitement des conditions du milieu et notamment de la disponibilité alimentaire. Les
spécialistes considèrent qu’il faut compter environ une famille de castors tous les 0,5 à 3 km
linéaire de cours d’eau.
11 Il s’agit de la traduction en français de Reichholf, Josef H. (1993) : Comeback der Biber :
Ökologische Überraschungen. Munich (CH beck).
12 Consulter Dewas et al. (2011) pour l’analyse la plus récente.
13 Sur cette question des sous-espèces du castor d’Europe, je conseille la lecture de Dewas et
al. (2011).
14 Au premier rang de ces protecteurs figurent Hubert Weinzierl et l’Union pour la
protection de la nature en Bavière (Bund Naturschutz in Bayern).
15 Même s’ils ont pu constater l’augmentation de la diversité biologique des zones occupées
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par les castors avec la création de clairières et de zones ouvertes.
16 Pour une approche historiographique sur l’histoire environnementale, cf. Locher et
Quénet : 2009.
Table des illustrations
Légende Fig. 1 : Der Biber
(Die Gartenlaube, 1858 : 68). http://commons.wikimedia.org/wiki/
Crédits File:Die_Gartenlaube_%281858%29_b_068.jpg
URL
http://trajectoires.revues.org/docannexe/image/1130/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,5M
Légende Fig. 2 : Répartition du castor au début du XXe siècle
Crédits (Véron, 1992 : 104)
URL
http://trajectoires.revues.org/docannexe/image/1130/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 232k
Légende Fig. 3 : Répartition du castor en 2003.
Martin Sell (wikimedia.commons) http://commons.wikimedia.org/wiki/
Crédits File:Biber_in_Europa_2003.jpg
URL
http://trajectoires.revues.org/docannexe/image/1130/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 120k
Pour citer cet article
Référence électronique
Rémi Luglia, « Le castor d’Europe (Castor fiber). Regards historiques anciens et nouveaux sur
un animal sauvage », Trajectoires [En ligne], 7 | 2013, mis en ligne le 18 décembre 2013,
consulté le 19 décembre 2013. URL : http://trajectoires.revues.org/1130
Auteur
Rémi Luglia
Agrégé et docteur en Histoire, remi.luglia@free.fr
Droits d’auteur
© Tous droits réservés
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