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nuisibles, une notion en débat
Vivre avec les « nuisibles » ?
Rémi Luglia, agrégé et docteur en Histoire, membre associé du Pôle rural - MRSH Université de Caen Normandie (Histoire,
Territoires & Mémoires, EA 7455) 1
Introduction
« Naguère, on ne manquait jamais de
placer en tête des programmes de l’enseignement primaire le paragraphe :
animaux utiles, animaux nuisibles. […]
Malheureusement, qu’est-ce qu’un animal utile, qu’est-ce qu’un animal nuisible ? Il semble bien que les animaux
n’agissent jamais que dans leur propre
intérêt ; ils se soucient fort peu de nous
rendre service et ne cherchent pas
davantage à nous nuire ; ils n’ont pas été
créés en vue de tel ou tel but à atteindre.
Chaque espèce s’est fait sa place, et s’y
tient dans le conflit universel des êtres.
La nôtre agit de même2 ».
de savants à s’engager en faveur de la
protection de la nature en France3 , cette
citation dit tout de l’enjeu véhiculé par
le terme de « nuisible » : évacuée par
une large partie des biologistes depuis
un siècle, cette notion connaît pourtant une très forte persistance sociale
malgré des glissements sémantiques et
reste un élément central dans le système
de gestion du vivant par nos sociétés4 .
Car « nuisible » n’est pas seulement un
qualificatif que l’homme choisit d’appliquer à telle ou telle espèce mais bien un
concept opérationnel qui lui donne une
certaine légitimité pour la gérer, et souvent la détruire.
Écrite par Edmond Perrier, éminent zoologiste du début du XXe siècle, directeur
du Muséum national d’histoire naturelle,
qui fut parmi les premières générations
1
Cet article se veut une synthèse du colloque
qui s’est tenu le 31 janvier et le 1er février 2017 au
ministère de l’Écologie à La Défense, dont les actes
ont récemment été publiés : Luglia Rémi (dir.), Sales
bêtes ! Mauvaise herbes ! « Nuisible », une notion
en débat, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 11 octobre
2018, 344 p
2
Perrier Edmond, La vie en action, Paris, Flammarion, 1921 (1re éd. 1918), p. 124-125.
n° 20 - printemps 2019
l « pour mémoire »
Affiche du colloque Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisibles », une notion en débat, 31 janvier et le
1er février 2017
3
Luglia Rémi, Des savants pour protéger la
nature. La Société d’acclimatation (1854-1960),
Rennes, PUR, 2015, 434 p.
4
Micoud André, « Comment en finir avec les animaux dits nuisibles ? », Études Rurales, n°129/130,
1993, p. 83-94.
63
Le débat sémantique est en passe d’être
tranché pour certains animaux dans un
sens conforme aux préconisations des
biologistes5 car la loi du 8 août 2016
relative à « la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages »
remplace « nuisible » par « espèces non
domestiques » et par « susceptibles
d’occasionner des dégâts ». La question
reste cependant entière pour une part
considérable du règne animal (rongeurs,
invertébrés) et pour le règne végétal.
Elle reprend même une singulière acuité
avec la multiplication et l’expansion de
nouvelles espèces exotiques envahissantes, avec les vifs débats autour des
grands prédateurs, avec les critiques
sur l’utilisation des insecticides et des
herbicides. Si la notion de « nuisible »
demeure centrale dans la gestion du
sauvage par nos sociétés, elle s’avère
très variable selon l’époque, l’espèce, le
territoire ou le groupe social considéré.
Pour certains même, et c’est déjà ce que
suggérait Edmond Perrier, la question
importante n’est plus celle du caractère
nuisible de telle ou telle espèce mais
celle des perturbations anthropiques
d’un « équilibre naturel » souvent idéalisé, et par conséquent de savoir « qui
est nuisible ? l’animal ou l’homme ?6 ».
5
Avis du Conseil scientifique du patrimoine
naturel et de la biodiversité (CSPNB) du 17 février
2016, Espèces utiles ou nuisibles : des catégories à
repenser.
6
Frioux Stéphane & Pépy Émilie-Anne (dir.), L’animal sauvage entre nuisance et patrimoine : France,
XVIe-XXIe siècle, ENS éd., Lyon, 2009, p. 17. Cf.
l’ouvrage récent de Pierre Jouventin, L’homme, cet
animal raté, Paris, Libre & Solidaire, 2016, 240 p.
Une acception plurielle
et mouvante
La notion de « nuisible » est fortement
changeante, spécialement selon les
époques. Ainsi, le « nuisible » n’existe
pas en tant que tel au Moyen Âge, de
même que « nature, « animal » ou
« espèce ». Pourtant les sociétés d’alors
sont confrontées à des gêneurs et les
lettrés utilisent pour les désigner les
mêmes termes qu’ils emploient pour
les hommes sauvages, les impies… et
les femmes, qui sont sans doute à leurs
yeux de clercs la pire des nuisances !
Les carnivores sont mal aimés, car
réputés cruels et libres, ainsi que tout
ce qui rampe et vit près du sol. Mais
tous ont leur place dans le monde car
ils témoignent de la faute d’Adam, et
punissent ses descendants pour leurs
pêchés.
Au-delà de cet aspect culturel, les « nuisibles » sont également les animaux
domestiques divagants ou agressifs,
et les dommages agricoles sont la première des nuisances. Les paysans du
Moyen Âge mettent alors en œuvre une
grande variété de techniques pour se
défendre des « nuisibles » bien que le
nombre important de récits de miracles
et de prières laisse entendre qu’ils ont si
peu d’efficacité qu’il vaut mieux en appeler à Dieu… D’une certaine façon, au
Moyen Âge, on fait avec le « nuisible »,
en acceptant (ou en se résignant ?) à ce
prélèvement naturel. Un autre exemple
de cette variabilité est évidemment le
loup (Canis lupus), tenu pour le nuisible
par excellence depuis des temps immémoriaux dans les sociétés occidentales,
et seul à faire l’objet depuis le Moyen
Âge d’une politique de gestion (plus ou
moins suivie selon les époques), mais
désormais considéré par de nombreuses
personnes comme un marqueur de naturalité et un habitant légitime des montagnes, des forêts et des campagnes7.
Du « nuisible » au
« sacralisé » ?
En effet des évolutions historiques
existent, qui semblent conduire du « nuisible » au « protégé » voire au « sacralisé ». Ainsi les insectes forestiers sont
avant tout perçus comme des ravageurs qu’il faut exterminer jusqu’au
début du XXe siècle. Si cette approche
demeure encore privilégiée aujourd’hui
parmi les forestiers sommés bien souvent de « produire du bois », les années
1980 et les travaux d’écologie de Roger
Dajoz produisent un changement de
regard : composants à part entière des
écosystèmes forestiers, les insectes
deviennent progressivement, pour certains, des bio-indicateurs de sa qualité. Des mesures spécifiques de gestion peuvent même être adoptées pour
préserver notamment les insectes
xylophages.
Les dauphins et les marsouins passent
quant à eux progressivement du statut de « nuisibles » à celui d’icônes. Au
XVIIe et XVIIIe siècles, les petits cétacés
sont assimilés à des monstres, car ils
détruisent les filets des pêcheurs, et à
7
Nous renvoyons à l’historiographie sur ce cas
précis et notamment aux ouvrages de Jean-Marc
Moriceau.
« pour mémoire »
l n° 20 - printemps 2019
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des diables, car ils vivent dans un milieu
inquiétant et dangereux. Au XIXe siècle le
statut de « nuisible » s’affirme pour des
dauphins accusés de proliférer et de ruiner les filets et la pêche mais qui ne sont
que les boucs-émissaires des difficultés
économiques des pêcheurs produites
par un appauvrissement généralisé du
milieu marin par des méthodes de pêche
destructrices qui ne laissent pas la ressource se renouveler. Toujours est-il
que les massacres de cétacés se généralisent et prennent parfois une dimension industrielle. Au milieu du XXe siècle
un basculement se produit et on observe
une sacralisation d’un dauphin devenu
« passeur de nature », au moment où
il perd tout intérêt économique et alimentaire. Mais ce changement contient
nombre d’ambiguïtés : cette sacralisation permet la création de parcs zoologiques aquatiques où les mammifères
marins connaissent beaucoup de souffrances ; d’autres figures de nuisibles
émergent au premier rang desquels les
requins, dont plusieurs espèces sont
désormais au bord de l’extinction. À
croire que, si la nature a horreur du vide
comme le dit l’adage, l’homme, lui, ne
peut se passer de nuisibles…
Un paysage peut-il
être considéré comme
« nuisible » ?
La dualité du couple nuisible/utile induit
une séparation entre les humains et le
reste du vivant, qui n’a alors de valeur
que s’il sert les fins des premiers. Cette
opposition s’applique particulièrement
aux animaux et aux végétaux, mais
peut être étendue aux friches, espaces
n° 20 - printemps 2019
l « pour mémoire »
Massacre de marsouins depuis un torpilleur, Le Petit Journal, 22 février 1903 © DR
de transition entre milieux naturels et
anthropisés. Au XVIIIe siècle, la friche
ainsi que les jachères et autres communaux sont fortement critiqués car ils
apparaissent comme une non-exploitation du sol et des ressources, donc
révèlent une mauvaise gouvernance,
face à la modernisation agricole désirée. Ces espaces disparaissent donc peu
à peu. Au XXe siècle, la friche devient,
comme conséquence des progrès agricoles et de la hausse de la productivité,
le visage de la déprise agricole et rurale,
ce qui permet de renouveler les représentations négatives la concernant.
Pourtant, en même temps, d’autres opinions, écologistes, émergent, qui voient
dans ce développement des friches, le
retour du « sauvage ». Ainsi la réussite
de la volonté d’autonomisation des activités socio-économiques par rapport à
la nature, dont nous sommes les héritiers, produit paradoxalement une nouvelle spontanéité naturelle, une nature
férale8 , qui rend à nouveau visible le
« sauvage » dans la campagne ordinaire.
Un concept socialement
situé
Variable selon les époques, ce que
contient la notion de « nuisible » change
également selon les acteurs considérés
et les espèces incriminées. Ainsi le statut des hermelles (Sabellaria alveolata)
et de Lanice conchilega, qui sont
8
Cf. par exemple Génot Jean-Claude et Schnitzler
Annick, « La nature férale, un espace à apprécier
et à protéger », in Génot Jean-Claude et Schnitzler
Annick (dir.), La France des friches. De la ruralité à
la féralité, Paris, Éd. Quae, 2012, p. 161-168.
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des annelides autochtones (petits vers
marins), est passé successivement de
nuisible à patrimonial. La crépidule
(Crepidula fornicata) et la palourde japonaise (Rudtapes philippinarum), qui sont
deux espèces allochtones de coquillages,
voient en revanche leur nuisibilité varier
selon le profit qu’en tire les humains, au
point que certains réclament un réensemencement pour une palourde japonaise exogène victime de la surpêche.
Enfin la zostère (Zostera marina), herbier
autochtone qui avait disparu, est assimilé par certains habitants à une espèce
envahissante et gênante car elle connaît
une dynamique de recolonisation. En
définitive, ces exemples localisés sur le
même territoire du nord de la Bretagne
soulignent l’importance des constructions culturelles de la notion « nuisible »
mais aussi de celle de « patrimoine », et
sa grande variabilité. De la même façon
le lapin (Oryctolagus cuniculus) possède
une nuisibilité à géométrie variable9
là où « l’insecte » pâtit d’une réputation détestable solidement ancrée dans
les représentations occidentales10. Les
plantes ne sont pas en reste : ainsi des
« mauvaises herbes » ou des parasites
comme le gui (Viscum album). Force est
alors de constater que les « nuisibles »
du chasseur sont sensiblement différents de ceux de l’agriculteur, mais aussi
9
Mougenot Catherine & Strivay Lucienne, Le pire
ami de l’homme : du lapin de garenne aux guerres
biologiques, Paris, La Découverte, 2011, 169 p. Wells
Philippa K., « ‘An Enemy of the Rabbit’. The Social
Context of Acclimatisation of an Immigrant Killer »,
Environment and History, Vol. 12 n° 3, 2006, p. 297324.
10
Cf. par exemple Fabre Jean-Henri, Les Ravageurs,
récits de l’oncle Paul sur les insectes nuisibles à
l’agriculture, Paris, Delagrave, 1870, 193 p.
de ceux du touriste, de l’écologiste, du
jardinier, de l’éleveur… et de l’écologue.
La plupart des « nuisibles » sont désignés en référence aux dommages qu’ils
peuvent causer aux productions agricoles. « Nuisible » implique donc en
retour une lutte. À partir de la fin du
XIXe siècle, une chimisation de la lutte
contre les concurrents de l’activité agricole se développe, notamment contre
les insectes et les champignons. Un
siècle plus tard, dans les années 19701980, ces pratiques phytosanitaires sont
questionnées quant à leur efficacité et
leurs impacts. Deux idées connaissent
une permanence remarquable dans le
monde agricole ; les nuisibles causeraient des pertes considérables (mais
le chiffrage est toujours problématique) ; ils sont extrêmement nombreux
(là aussi, peu de chiffres fiables viennent
attester cette affirmation). Dans ce
contexte mental, la chimie semble,
enfin, donner aux agriculteurs au milieu
du XXe siècle, les moyens d’exercer ce
contrôle tant désiré. Mais, en même
temps, elle conduit à négliger les autres
méthodes de lutte, anciennes ou innovantes, et donc acte une perte de savoirfaire, malgré les progrès de l’entomologie agricole et des exemples réussis de
lutte biologique. Les mutations induites
en matière de discours et de représentations sont importantes : il ne s’agit
plus de limiter une population de déprédateurs mais d’exterminer un « ennemi
des cultures ». Pourtant de nombreux
problèmes apparaissent dès le départ :
résistances, effets collatéraux importants sur des espèces non-nuisibles et
non visées, contaminations… Pour tenir
compte de ces effets, la « lutte intégrée » se développe à partir des années
1960.
Symbole de l’utilitarisme agricole au
moins jusqu’aux années 1970, le nuisible est cependant désormais considéré de façon variable par des ruraux
qui ne vivent plus seulement, ni même
principalement, de la terre et de l’élevage. On retrouve cependant les nuisibles « traditionnels » (rongeurs, petits
carnivores…) et les espèces allochtones
(ragondin…). Très majoritairement les
ruraux souhaitent une régulation de ces
espèces ou leur extermination. La tolérance demeure une option très minoritaire. Finalement, malgré des nuances,
ce qui est en cause dans la notion « nuisible » paraît dépasser les différences
locales et relever d’un référentiel anthropocentrique commun et profondément
ancré, qui tend à rejeter le « sauvage »,
le vivant non contrôlé qui vient perturber l’ordonnancement d’un monde
Battue aux renards dans la Sarthe, années 1950
© Vincnet - Wikimedia Commons
« pour mémoire »
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anthropisé. Et ce constat s’applique aux
différentes catégories de ruraux, y compris celles qui sont sensibles aux idées
écologistes. Ainsi paraît se révéler une
constante de notre façon de penser le
monde et les rapports entre les hommes
et le reste du vivant.
« Nuisible », une
question de droit… et de
science
« Nuisible » n’est pas le seul terme
employé pour désigner les organismes
ou les populations qui nuisent : « ravageur », « malfaisant », « vermine »,
« proliférant », « puant », « déprédateur », « envahissant », « mauvaise
herbe », « rampant », « pathogène »,
etc. sont également utilisés, chacun
avec sa nuance, son histoire et sa distinction par rapport à « nuisible ». Mais
« nuisible », catégorie administrative
apparue sous le règne d’Henri iv11, est
devenu un concept opérationnel de gestion de la faune et de la flore qui légitime les actions, qu’elles détruisent ou
qu’elles protègent. Il est défini par des
textes réglementaires et se traduit par
une application sur le terrain avec des
actions variées, toutes porteuses de
conséquences pour les individus, les
espèces et les écosystèmes. La façon
dont le droit pense le concept « nuisible » est particulièrement signifiant
des conceptions qui ont cours et des
équilibres qui se définissent et se redéfinissent au sein des sociétés humaines.
11
Voir la thèse d’histoire du droit de Cyrille Kolodziej sur La louveterie et la destruction des animaux
nuisibles : théorie et pratique en Lorraine et Barrois
au XVIIIe siècle, soutenue le 30 juin 2010 à Nancy 2.
n° 20 - printemps 2019
l « pour mémoire »
La destruction des espèces causant
des nuisances au sens large relève de
trois dispositifs législatifs et réglementaires distincts, qui peuvent être complémentaires. Les contestations sont
nombreuses en ce domaine car des opinions et des intérêts divergents s’opposent. En témoigne la récente décision
du Conseil d’État, saisi par des associations de protection de la nature et de
l’environnement, d’annuler très partiellement l’arrêté ministériel de classement
des « espèces nuisibles » pris en 201512 .
Pour fonder ses décisions de classement, l’autorité administrative a besoin
d’être éclairée par des travaux scientifiques, dont est chargée, notamment, la
direction des études et de la recherche
de l’Office national de la chasse et de la
faune sauvage. Le Conseil d’État écartant d’office toute présomption de nuisibilité, il convient, pour classer une
espèce dans la catégorie « susceptible d’occasionner des dégâts », de
démontrer soit des « atteintes significatives », soit qu’elle est répandue de
façon « significative » et « susceptible
de porter atteinte » en raison des données locales. Un classement nécessite
donc des critères techniques, précisés
par la jurisprudence, qui doivent être
traduits en études scientifiques. Mais si
la démarche scientifique permet de défi12
Conseil d’État, 6e chambre, 14/06/2017, 393045.
Ne sont donc plus « nuisibles » la pie dans l’Aube,
l’Aude, la Haute-Loire, la Meurthe-et-Moselle, la
Nièvre, les Hautes-Pyrénées, le Haut-Rhin et le Var,
la fouine dans la Marne et la Savoie, la corneille et
le corbeau freux dans la Haute-Loire, l’étourneau
dans la Haute-Vienne, la belette dans la Moselle.
L’arrêté est également annulé en tant qu’il n’inscrit
pas parmi les « nuisibles » la belette dans le Pas-deCalais et le putois en Vendée.
nir et de préciser des critères objectifs,
elle ne suffit pas à elle seule à justifier le
classement. En effet, elle ne permet pas
de répondre à une question qui est avant
tout sociétale, comme en témoigne la
définition de ce qui est « significatif »
en matière de présence ou de dégâts,
ou pas.
Une espèce ne naît
pas nuisible mais le
devient…
Les ressorts profonds de ce droit
paraissent relever d’une « peur du sauvage », de la crainte pour les hommes
de perdre un contrôle qu’ils ont mis des
dizaines de génération à obtenir. Les
hommes ont pensé une double césure
parmi les animaux : utiles/inutiles et
offensifs/inoffensifs. L’inutile offensif,
généralement prédateur, devenant nuisible. La volonté humaine de maîtriser la
nature – car sa vie lui semble dépendre
de ce contrôle – produit un état affectif
de crainte, parfois fondée, qui influence
la construction du droit mais y introduit une part d’irrationnel, d’humanité
finalement. Culturellement construite,
« nuisible » est une notion profondément ancrée dans nos mentalités, ce
qui explique sa persistance depuis les
temps anciens, dans le droit, les pratiques et les représentations. Le droit
des nuisibles reposerait ainsi sur deux
biais. Le premier, anthropocentrique,
permet d’agir contre ce qui semble nuire
aux hommes. Le second, anthropomorphique, fait ignorer par le droit des
pans entiers du vivant, qui entrent mal
dans la norme humaine. Tous les deux
conduisent à façonner un droit humain
67
de l’environnement qui ne prend pas, ou
peu, en compte le bon fonctionnement
des écosystèmes.
Comment définir le
« nuisible » ?
« Nuisible » renvoie à une nuisance, un
dommage subi par les êtres humains
que ce soit dans le domaine agricole,
forestier, sanitaire, etc. Ces dommages,
n’étant pas nécessairement fantasmatiques, constituent un élément essentiel dans la genèse du concept de « nuisible » et dans son inscription dans le
droit. Il s’agit donc de distinguer ce qui
est « nuisible » de ce qui est « utile ».
Les sciences de la nature sont mobilisées pour trancher cette question, hier
comme aujourd’hui. Mais la définition
scientifique n’est jamais suffisante car les
points de vue des acteurs interviennent
de façon déterminante, s’assemblent et
se confrontent comme en témoigne le
cas camarguais. Trois espèces sont particulièrement signifiantes. Le lapin tout
d’abord, est en voie de disparition mais
continue à être chassé et est toujours
classé « nuisible » alors que les dégâts
qu’il occasionne sont en très nette
régression du fait de sa raréfaction. Les
scientifiques réclament une évolution
du statut du lapin alors que les chasseurs et les agriculteurs y sont opposés : les premiers voulant le conserver
comme gibier, les seconds voulant pouvoir le détruire. Pour les sangliers, chasseurs et agriculteurs en ont après les
espaces protégés accusés de servir de
réservoirs. Mais le jeu se trouble à l’examen car le sanglier est devenu un gibier
essentiel pour les chasses et génère des
revenus conséquents, ce qui suscite des
pratiques d’agrainage. Simultanément la
fédération de chasse verse des sommes
importantes aux agriculteurs victimes
de dégâts dus aux sangliers. Et le jeu
devient double quand certains agriculteurs, indemnisés, sont également organisateurs de chasses, rémunératrices,
au sanglier… Enfin le flamant, étendard
et produit d’appel touristique pour la
Camargue, apparaît comme l’oiseau des
protecteurs, qui ont beaucoup agi pour
le rétablissement de cette espèce menacée. S’il laisse les chasseurs indifférents, les riziculteurs s’en plaignent mais
ne parviennent pas à se faire entendre.
Les espèces sauvages sont donc en
réalité hybrides car tous les acteurs
agissent peu ou prou sur et avec elles.
Toutes ces espèces sont le symbole d’un
conflit autour de l’appropriation de l’espace : le flamant apparaît comme le vecteur du pouvoir des gestionnaires des
espaces protégés ; le sanglier comme la
matérialisation de l’influence des chasseurs. Les débats autour du « nuisible »
révèlent les déséquilibres, les excès et
les dysfonctionnements d’un territoire
où manquent des connaissances, la
reconnaissance entre acteurs et du dialogue. Dépasser la notion « nuisible »,
qui stérilise ici tout débat, permettrait
de tendre vers une « coexistence » entre
les hommes et la faune : ni naturelle,
ni artificielle, une Camargue hybride et
habitée par des animaux et des humains
hybrides eux aussi, sorte de résurgence croisée de la prophétique Bête du
Vaccarès de Joseph d’Arbaud (1926).
Mobilisés hier comme aujourd’hui pour
éclairer les décisions de classement en
tant « qu’espèces susceptibles d’occasionner des dégâts », un certain nombre
de biologistes sont amenés à s’interroger sur le bienfondé et la rationalité de
cette « notion ». Sommés de scinder le
monde vivant en deux ensembles irréfragables, ils réfutent désormais, pour des
motifs scientifiques, cette séparation.
Mais malgré les avancées des sciences
biologiques depuis le XIXe siècle, qui
débouchent sur de meilleures connaissances écologiques et éthologiques,
la notion « nuisible » persiste, inchangée dans son principe. Concernant les
mammifères, une grande hétérogénéité
de statuts existe, sans que ne soit évidente une logique rationnelle. Du « protégé », au « nuisible », en passant par le
« gibier » et « l’exotique envahissant »,
certains peuvent d’ailleurs se cumuler,
permettant des prélèvements toute l’année. Quels critères permettent de justifier la différence de traitement entre les
espèces ? De toute évidence des facteurs autres que biologiques entrent en
ligne de compte, comme la symbolique,
l’intérêt individuel ou les habitudes. Or,
s’il n’est pas scientifique, sur quel motif
se fonder pour classer – ou non – une
espèce ?
Les « espèces exotiques
envahissantes »,
une résurgence du
« nuisible » ?
Dans le même ordre d’idées, la notion
d’espèce exotique envahissante représente une autre distinction humaine du
vivant en prétendant, d’une part, séparer
les espèces « autochtones » des « alloch-
« pour mémoire »
l n° 20 - printemps 2019
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tones »13 et, d’autre part, les « envahissants » des autres. Pour Charles Elton,
une espèce exotique envahissante ne
peut se penser que par l’homme, qui en
est la cause et qui, souvent, en subit les
conséquences. Sur ce point on observe
une grande proximité entre « nuisible »
et « espèce exotique envahissante » car
toutes deux sont ici considérées comme
le produit de constructions humaines.
Elles ont également en commun d’être
définies par leurs nuisances par rapport aux hommes. D’autres soutiennent
que la notion d’espèce exotique envahissante témoigne d’une bioxénophobie
qui considérerait autrement les espèces
selon qu’elles sont « de chez nous » ou
« d’ailleurs ».
Le cas de l’ajonc d’Europe (Ulex europaeus) sur l’île de La Réunion permet
d’examiner pourquoi et comment on
passe d’un statut désiré à celui de plante
nuisible et exotique envahissante. Au
XIXe siècle, l’ajonc est considéré comme
une plante intéressante et utile, ce qui
lui vaut d’être introduite intentionnellement. De plus, pour les colons, il est une
plante « patriotique » car il leur rappelle
la terre natale métropolitaine. Jusque
dans la seconde moitié du XXe siècle,
l’ajonc est pensé comme « indigénisé »
et est reconnu comme partie intégrante
du paysage : il semble s’être intégré à
la flore locale. Mais simultanément se
développe, dans les milieux agricoles,
l’idée que l’ajonc est nuisible car il possède une importante capacité d’expan-
sion. La lutte contre l’ajonc devient obligatoire dans les espaces cultivés. Enfin
les scientifiques le qualifient d’espèce
exotique envahissante car il menace les
espèces locales et le bon fonctionnement des écosystèmes de l’île.
Le lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus) est également un bon révélateur
des sociétés. Diffusé par les hommes à
travers toute l’Europe à partir du Moyen
Âge, il est à la fois un gibier (pour les
chasseurs), et il ne saurait y en avoir
trop, et une espèce en voie de disparition
(pour les naturalistes). Pour les agriculteurs et gestionnaires de parcs urbains,
le lapin peut devenir une « peste », une
espèce ravageuse difficile à contrôler, à
la reproduction prolifique.
Le cas de l’ibis sacré en France est plus
polémique car il oppose des ornithologues, des naturalistes, des gestionnaires
de la faune : les uns recommandant
l’éradication de cette espèce exotique au
nom du principe de précaution car elle
pourrait devenir envahissante et impacter des espèces protégées14 ; les autres
14
Cf. Clergeau Philippe, Yésou Pierre et Chadenas
Céline, Ibis sacré Threskiornis aethiopicus, état
actuel et impacts potentiels des populations
introduites en France métropolitaine, Rapport
INRA-ONCFS, Rennes-Nantes, 2005 et Clergeau
Philippe, Fourcy Damien, Reeber Sébastien & Yesou
Pierre, « Do alien sacred ibises Threskiornis aethiopicus stabilize nesting colonies of native spoonbills
Platalea leucorodia at Grand-Lieu Lake, France ? »,
Oryx 44, 2010, p. 533–538.
13
Rémy Élisabeth et Beck Corinne, « Allochtone,
autochtone, invasif : catégorisations animales et
perception d’autrui », Politix, 2008, vol. 2, n° 82,
p. 193-209.
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l « pour mémoire »
Ibis noir (Ibis falcinellus) et Ibis blanc ou sacré (Ibis religiosa), gravure, 1809 © NYPL
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considérant qu’il n’existe pas de raison
objective à un traitement aussi brutal et
évoque des considérations « bioxénphobiques15 ». La décision par les autorités
administratives compétentes de procéder à l’élimination de l’ibis sacré, espèce
échappée de captivité en France, fournit
un exemple particulièrement instructif
et éclairant des difficultés, des controverses, des débats soulevés par la mise
en œuvre d’une telle mesure. En effet,
les uns et les autres s’appuient sur des
données écologiques et éthologiques
fragmentaires, qui ne permettent pas de
trancher définitivement. Des questions
de principe et éthiques, des considérations réglementaires et administratives,
des rapports de force, des interrogations
sur la notion d’expertise et le positionnement des experts viennent se mêler
à l’affaire. À nouveau, les sciences biologiques atteignent leurs limites sur des
questions qui sont largement sociétales.
« Nuisible », une façon
de poser la question de
la cohabitation
L’enjeu essentiel du débat autour de la
notion de « nuisible » est la question du
vivre ensemble : que faire dans la « communauté biotique », au sein de laquelle
l’homme est inclus, de ceux qu’André
Micoud nomme les « emmerdants » ou
15
Cf. Marion Loïc, « Is the Sacred ibis a real
threat for biodiversity ? Long-term study of its diet
in non-native areas compared to native areas »,
Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, Biologies, 336, 2013, p. 207-220.
les « gêneurs16 » ? La nécessité de maintenir la communauté « vivante », « fonctionnelle », impose de rechercher perpétuellement des arrangements pour
tenir compte des interactions permanentes qui se produisent à l’intérieur
mais aussi par rapport à l’extérieur de la
communauté. Cette approche est contenue dans la notion de « socio-écosystème », qui implique de « faire avec la
nature », avec pragmatisme, en s’adaptant aux lieux et aux moments. Ce qui
nécessite un dépassement tant de l’idéologie anthropocentrique que de l’écocentrique, qui postulent toutes les deux,
à leur façon, que l’humain est extérieur à
la communauté biotique.
qui, avec une part croissante d’objectivation scientifique, en s’intéressant davantage aux fonctions qu’aux espèces et en
dépassant la logique simpliste proie-prédateur, cherche à vivre avec le « sauvage » plutôt que contre, et ce faisant
considère qu’il existe une communauté
de destin au sein du monde vivant. Se
pose alors la question du statut du sauvage, animal ou végétal…
En définitive, réfléchir à la notion « nuisible » invite à envisager la diversité des
situations locales et à penser la façon
dont des « arrangements » ont pu ou
peuvent se nouer entre les hommes et
leurs sociétés et le reste de la nature.
Cohabiter n’est-ce pas d’abord raisonner comme l’autre pour mieux le comprendre ? Définir un mode de « vivre
ensemble » ne doit-il pas alors relever
d’une « diplomatie du vivant » faite de
négociations et de compromis ?
Et la notion de « nuisible », par l’exclusive qu’elle implique, ne paraît plus avoir
de place dans ce nouveau paradigme
16
Micoud André, op. cit., 1993 ; « Patrimonialiser
le vivant », in Espaces Temps, vol. 74, n°1, 2000,
p. 66-77 ; « La biodiversité est-elle encore naturelle ? », in Écologie & Politique, vol. 30, n°1, 2005,
p. 17-25 ; « Sauvage ou domestique, des catégories
obsolètes ? », in Sociétés, vol. 108, n° 2, 2010,
p. 99-107.
« pour mémoire »
l n° 20 - printemps 2019