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62 nuisibles, une notion en débat Vivre avec les « nuisibles » ? Rémi Luglia, agrégé et docteur en Histoire, membre associé du Pôle rural - MRSH Université de Caen Normandie (Histoire, Territoires & Mémoires, EA 7455) 1 Introduction « Naguère, on ne manquait jamais de placer en tête des programmes de l’enseignement primaire le paragraphe : animaux utiles, animaux nuisibles. […] Malheureusement, qu’est-ce qu’un animal utile, qu’est-ce qu’un animal nuisible ? Il semble bien que les animaux n’agissent jamais que dans leur propre intérêt ; ils se soucient fort peu de nous rendre service et ne cherchent pas davantage à nous nuire ; ils n’ont pas été créés en vue de tel ou tel but à atteindre. Chaque espèce s’est fait sa place, et s’y tient dans le conflit universel des êtres. La nôtre agit de même2 ». de savants à s’engager en faveur de la protection de la nature en France3 , cette citation dit tout de l’enjeu véhiculé par le terme de « nuisible » : évacuée par une large partie des biologistes depuis un siècle, cette notion connaît pourtant une très forte persistance sociale malgré des glissements sémantiques et reste un élément central dans le système de gestion du vivant par nos sociétés4 . Car « nuisible » n’est pas seulement un qualificatif que l’homme choisit d’appliquer à telle ou telle espèce mais bien un concept opérationnel qui lui donne une certaine légitimité pour la gérer, et souvent la détruire. Écrite par Edmond Perrier, éminent zoologiste du début du XXe siècle, directeur du Muséum national d’histoire naturelle, qui fut parmi les premières générations 1 Cet article se veut une synthèse du colloque qui s’est tenu le 31 janvier et le 1er février 2017 au ministère de l’Écologie à La Défense, dont les actes ont récemment été publiés : Luglia Rémi (dir.), Sales bêtes ! Mauvaise herbes ! « Nuisible », une notion en débat, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 11 octobre 2018, 344 p 2 Perrier Edmond, La vie en action, Paris, Flammarion, 1921 (1re éd. 1918), p. 124-125. n° 20 - printemps 2019 l « pour mémoire » Affiche du colloque Sales bêtes ! Mauvaises herbes ! « Nuisibles », une notion en débat, 31 janvier et le 1er février 2017 3 Luglia Rémi, Des savants pour protéger la nature. La Société d’acclimatation (1854-1960), Rennes, PUR, 2015, 434 p. 4 Micoud André, « Comment en finir avec les animaux dits nuisibles ? », Études Rurales, n°129/130, 1993, p. 83-94. 63 Le débat sémantique est en passe d’être tranché pour certains animaux dans un sens conforme aux préconisations des biologistes5 car la loi du 8 août 2016 relative à « la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » remplace « nuisible » par « espèces non domestiques » et par « susceptibles d’occasionner des dégâts ». La question reste cependant entière pour une part considérable du règne animal (rongeurs, invertébrés) et pour le règne végétal. Elle reprend même une singulière acuité avec la multiplication et l’expansion de nouvelles espèces exotiques envahissantes, avec les vifs débats autour des grands prédateurs, avec les critiques sur l’utilisation des insecticides et des herbicides. Si la notion de « nuisible » demeure centrale dans la gestion du sauvage par nos sociétés, elle s’avère très variable selon l’époque, l’espèce, le territoire ou le groupe social considéré. Pour certains même, et c’est déjà ce que suggérait Edmond Perrier, la question importante n’est plus celle du caractère nuisible de telle ou telle espèce mais celle des perturbations anthropiques d’un « équilibre naturel » souvent idéalisé, et par conséquent de savoir « qui est nuisible ? l’animal ou l’homme ?6 ». 5 Avis du Conseil scientifique du patrimoine naturel et de la biodiversité (CSPNB) du 17 février 2016, Espèces utiles ou nuisibles : des catégories à repenser. 6 Frioux Stéphane & Pépy Émilie-Anne (dir.), L’animal sauvage entre nuisance et patrimoine : France, XVIe-XXIe siècle, ENS éd., Lyon, 2009, p. 17. Cf. l’ouvrage récent de Pierre Jouventin, L’homme, cet animal raté, Paris, Libre & Solidaire, 2016, 240 p. Une acception plurielle et mouvante La notion de « nuisible » est fortement changeante, spécialement selon les époques. Ainsi, le « nuisible » n’existe pas en tant que tel au Moyen Âge, de même que « nature, « animal » ou « espèce ». Pourtant les sociétés d’alors sont confrontées à des gêneurs et les lettrés utilisent pour les désigner les mêmes termes qu’ils emploient pour les hommes sauvages, les impies… et les femmes, qui sont sans doute à leurs yeux de clercs la pire des nuisances ! Les carnivores sont mal aimés, car réputés cruels et libres, ainsi que tout ce qui rampe et vit près du sol. Mais tous ont leur place dans le monde car ils témoignent de la faute d’Adam, et punissent ses descendants pour leurs pêchés. Au-delà de cet aspect culturel, les « nuisibles » sont également les animaux domestiques divagants ou agressifs, et les dommages agricoles sont la première des nuisances. Les paysans du Moyen Âge mettent alors en œuvre une grande variété de techniques pour se défendre des « nuisibles » bien que le nombre important de récits de miracles et de prières laisse entendre qu’ils ont si peu d’efficacité qu’il vaut mieux en appeler à Dieu… D’une certaine façon, au Moyen Âge, on fait avec le « nuisible », en acceptant (ou en se résignant ?) à ce prélèvement naturel. Un autre exemple de cette variabilité est évidemment le loup (Canis lupus), tenu pour le nuisible par excellence depuis des temps immémoriaux dans les sociétés occidentales, et seul à faire l’objet depuis le Moyen Âge d’une politique de gestion (plus ou moins suivie selon les époques), mais désormais considéré par de nombreuses personnes comme un marqueur de naturalité et un habitant légitime des montagnes, des forêts et des campagnes7. Du « nuisible » au « sacralisé » ? En effet des évolutions historiques existent, qui semblent conduire du « nuisible » au « protégé » voire au « sacralisé ». Ainsi les insectes forestiers sont avant tout perçus comme des ravageurs qu’il faut exterminer jusqu’au début du XXe siècle. Si cette approche demeure encore privilégiée aujourd’hui parmi les forestiers sommés bien souvent de « produire du bois », les années 1980 et les travaux d’écologie de Roger Dajoz produisent un changement de regard : composants à part entière des écosystèmes forestiers, les insectes deviennent progressivement, pour certains, des bio-indicateurs de sa qualité. Des mesures spécifiques de gestion peuvent même être adoptées pour préserver notamment les insectes xylophages. Les dauphins et les marsouins passent quant à eux progressivement du statut de « nuisibles » à celui d’icônes. Au XVIIe et XVIIIe siècles, les petits cétacés sont assimilés à des monstres, car ils détruisent les filets des pêcheurs, et à 7 Nous renvoyons à l’historiographie sur ce cas précis et notamment aux ouvrages de Jean-Marc Moriceau. « pour mémoire » l n° 20 - printemps 2019 64 des diables, car ils vivent dans un milieu inquiétant et dangereux. Au XIXe siècle le statut de « nuisible » s’affirme pour des dauphins accusés de proliférer et de ruiner les filets et la pêche mais qui ne sont que les boucs-émissaires des difficultés économiques des pêcheurs produites par un appauvrissement généralisé du milieu marin par des méthodes de pêche destructrices qui ne laissent pas la ressource se renouveler. Toujours est-il que les massacres de cétacés se généralisent et prennent parfois une dimension industrielle. Au milieu du XXe siècle un basculement se produit et on observe une sacralisation d’un dauphin devenu « passeur de nature », au moment où il perd tout intérêt économique et alimentaire. Mais ce changement contient nombre d’ambiguïtés : cette sacralisation permet la création de parcs zoologiques aquatiques où les mammifères marins connaissent beaucoup de souffrances ; d’autres figures de nuisibles émergent au premier rang desquels les requins, dont plusieurs espèces sont désormais au bord de l’extinction. À croire que, si la nature a horreur du vide comme le dit l’adage, l’homme, lui, ne peut se passer de nuisibles… Un paysage peut-il être considéré comme « nuisible » ? La dualité du couple nuisible/utile induit une séparation entre les humains et le reste du vivant, qui n’a alors de valeur que s’il sert les fins des premiers. Cette opposition s’applique particulièrement aux animaux et aux végétaux, mais peut être étendue aux friches, espaces n° 20 - printemps 2019 l « pour mémoire » Massacre de marsouins depuis un torpilleur, Le Petit Journal, 22 février 1903 © DR de transition entre milieux naturels et anthropisés. Au XVIIIe siècle, la friche ainsi que les jachères et autres communaux sont fortement critiqués car ils apparaissent comme une non-exploitation du sol et des ressources, donc révèlent une mauvaise gouvernance, face à la modernisation agricole désirée. Ces espaces disparaissent donc peu à peu. Au XXe siècle, la friche devient, comme conséquence des progrès agricoles et de la hausse de la productivité, le visage de la déprise agricole et rurale, ce qui permet de renouveler les représentations négatives la concernant. Pourtant, en même temps, d’autres opinions, écologistes, émergent, qui voient dans ce développement des friches, le retour du « sauvage ». Ainsi la réussite de la volonté d’autonomisation des activités socio-économiques par rapport à la nature, dont nous sommes les héritiers, produit paradoxalement une nouvelle spontanéité naturelle, une nature férale8 , qui rend à nouveau visible le « sauvage » dans la campagne ordinaire. Un concept socialement situé Variable selon les époques, ce que contient la notion de « nuisible » change également selon les acteurs considérés et les espèces incriminées. Ainsi le statut des hermelles (Sabellaria alveolata) et de Lanice conchilega, qui sont 8 Cf. par exemple Génot Jean-Claude et Schnitzler Annick, « La nature férale, un espace à apprécier et à protéger », in Génot Jean-Claude et Schnitzler Annick (dir.), La France des friches. De la ruralité à la féralité, Paris, Éd. Quae, 2012, p. 161-168. 65 des annelides autochtones (petits vers marins), est passé successivement de nuisible à patrimonial. La crépidule (Crepidula fornicata) et la palourde japonaise (Rudtapes philippinarum), qui sont deux espèces allochtones de coquillages, voient en revanche leur nuisibilité varier selon le profit qu’en tire les humains, au point que certains réclament un réensemencement pour une palourde japonaise exogène victime de la surpêche. Enfin la zostère (Zostera marina), herbier autochtone qui avait disparu, est assimilé par certains habitants à une espèce envahissante et gênante car elle connaît une dynamique de recolonisation. En définitive, ces exemples localisés sur le même territoire du nord de la Bretagne soulignent l’importance des constructions culturelles de la notion « nuisible » mais aussi de celle de « patrimoine », et sa grande variabilité. De la même façon le lapin (Oryctolagus cuniculus) possède une nuisibilité à géométrie variable9 là où « l’insecte » pâtit d’une réputation détestable solidement ancrée dans les représentations occidentales10. Les plantes ne sont pas en reste : ainsi des « mauvaises herbes » ou des parasites comme le gui (Viscum album). Force est alors de constater que les « nuisibles » du chasseur sont sensiblement différents de ceux de l’agriculteur, mais aussi 9 Mougenot Catherine & Strivay Lucienne, Le pire ami de l’homme : du lapin de garenne aux guerres biologiques, Paris, La Découverte, 2011, 169 p. Wells Philippa K., « ‘An Enemy of the Rabbit’. The Social Context of Acclimatisation of an Immigrant Killer », Environment and History, Vol. 12 n° 3, 2006, p. 297324. 10 Cf. par exemple Fabre Jean-Henri, Les Ravageurs, récits de l’oncle Paul sur les insectes nuisibles à l’agriculture, Paris, Delagrave, 1870, 193 p. de ceux du touriste, de l’écologiste, du jardinier, de l’éleveur… et de l’écologue. La plupart des « nuisibles » sont désignés en référence aux dommages qu’ils peuvent causer aux productions agricoles. « Nuisible » implique donc en retour une lutte. À partir de la fin du XIXe siècle, une chimisation de la lutte contre les concurrents de l’activité agricole se développe, notamment contre les insectes et les champignons. Un siècle plus tard, dans les années 19701980, ces pratiques phytosanitaires sont questionnées quant à leur efficacité et leurs impacts. Deux idées connaissent une permanence remarquable dans le monde agricole ; les nuisibles causeraient des pertes considérables (mais le chiffrage est toujours problématique) ; ils sont extrêmement nombreux (là aussi, peu de chiffres fiables viennent attester cette affirmation). Dans ce contexte mental, la chimie semble, enfin, donner aux agriculteurs au milieu du XXe siècle, les moyens d’exercer ce contrôle tant désiré. Mais, en même temps, elle conduit à négliger les autres méthodes de lutte, anciennes ou innovantes, et donc acte une perte de savoirfaire, malgré les progrès de l’entomologie agricole et des exemples réussis de lutte biologique. Les mutations induites en matière de discours et de représentations sont importantes : il ne s’agit plus de limiter une population de déprédateurs mais d’exterminer un « ennemi des cultures ». Pourtant de nombreux problèmes apparaissent dès le départ : résistances, effets collatéraux importants sur des espèces non-nuisibles et non visées, contaminations… Pour tenir compte de ces effets, la « lutte intégrée » se développe à partir des années 1960. Symbole de l’utilitarisme agricole au moins jusqu’aux années 1970, le nuisible est cependant désormais considéré de façon variable par des ruraux qui ne vivent plus seulement, ni même principalement, de la terre et de l’élevage. On retrouve cependant les nuisibles « traditionnels » (rongeurs, petits carnivores…) et les espèces allochtones (ragondin…). Très majoritairement les ruraux souhaitent une régulation de ces espèces ou leur extermination. La tolérance demeure une option très minoritaire. Finalement, malgré des nuances, ce qui est en cause dans la notion « nuisible » paraît dépasser les différences locales et relever d’un référentiel anthropocentrique commun et profondément ancré, qui tend à rejeter le « sauvage », le vivant non contrôlé qui vient perturber l’ordonnancement d’un monde Battue aux renards dans la Sarthe, années 1950 © Vincnet - Wikimedia Commons « pour mémoire » l n° 20 - printemps 2019 66 anthropisé. Et ce constat s’applique aux différentes catégories de ruraux, y compris celles qui sont sensibles aux idées écologistes. Ainsi paraît se révéler une constante de notre façon de penser le monde et les rapports entre les hommes et le reste du vivant. « Nuisible », une question de droit… et de science « Nuisible » n’est pas le seul terme employé pour désigner les organismes ou les populations qui nuisent : « ravageur », « malfaisant », « vermine », « proliférant », « puant », « déprédateur », « envahissant », « mauvaise herbe », « rampant », « pathogène », etc. sont également utilisés, chacun avec sa nuance, son histoire et sa distinction par rapport à « nuisible ». Mais « nuisible », catégorie administrative apparue sous le règne d’Henri iv11, est devenu un concept opérationnel de gestion de la faune et de la flore qui légitime les actions, qu’elles détruisent ou qu’elles protègent. Il est défini par des textes réglementaires et se traduit par une application sur le terrain avec des actions variées, toutes porteuses de conséquences pour les individus, les espèces et les écosystèmes. La façon dont le droit pense le concept « nuisible » est particulièrement signifiant des conceptions qui ont cours et des équilibres qui se définissent et se redéfinissent au sein des sociétés humaines. 11 Voir la thèse d’histoire du droit de Cyrille Kolodziej sur La louveterie et la destruction des animaux nuisibles : théorie et pratique en Lorraine et Barrois au XVIIIe siècle, soutenue le 30 juin 2010 à Nancy 2. n° 20 - printemps 2019 l « pour mémoire » La destruction des espèces causant des nuisances au sens large relève de trois dispositifs législatifs et réglementaires distincts, qui peuvent être complémentaires. Les contestations sont nombreuses en ce domaine car des opinions et des intérêts divergents s’opposent. En témoigne la récente décision du Conseil d’État, saisi par des associations de protection de la nature et de l’environnement, d’annuler très partiellement l’arrêté ministériel de classement des « espèces nuisibles » pris en 201512 . Pour fonder ses décisions de classement, l’autorité administrative a besoin d’être éclairée par des travaux scientifiques, dont est chargée, notamment, la direction des études et de la recherche de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Le Conseil d’État écartant d’office toute présomption de nuisibilité, il convient, pour classer une espèce dans la catégorie « susceptible d’occasionner des dégâts », de démontrer soit des « atteintes significatives », soit qu’elle est répandue de façon « significative » et « susceptible de porter atteinte » en raison des données locales. Un classement nécessite donc des critères techniques, précisés par la jurisprudence, qui doivent être traduits en études scientifiques. Mais si la démarche scientifique permet de défi12 Conseil d’État, 6e chambre, 14/06/2017, 393045. Ne sont donc plus « nuisibles » la pie dans l’Aube, l’Aude, la Haute-Loire, la Meurthe-et-Moselle, la Nièvre, les Hautes-Pyrénées, le Haut-Rhin et le Var, la fouine dans la Marne et la Savoie, la corneille et le corbeau freux dans la Haute-Loire, l’étourneau dans la Haute-Vienne, la belette dans la Moselle. L’arrêté est également annulé en tant qu’il n’inscrit pas parmi les « nuisibles » la belette dans le Pas-deCalais et le putois en Vendée. nir et de préciser des critères objectifs, elle ne suffit pas à elle seule à justifier le classement. En effet, elle ne permet pas de répondre à une question qui est avant tout sociétale, comme en témoigne la définition de ce qui est « significatif » en matière de présence ou de dégâts, ou pas. Une espèce ne naît pas nuisible mais le devient… Les ressorts profonds de ce droit paraissent relever d’une « peur du sauvage », de la crainte pour les hommes de perdre un contrôle qu’ils ont mis des dizaines de génération à obtenir. Les hommes ont pensé une double césure parmi les animaux : utiles/inutiles et offensifs/inoffensifs. L’inutile offensif, généralement prédateur, devenant nuisible. La volonté humaine de maîtriser la nature – car sa vie lui semble dépendre de ce contrôle – produit un état affectif de crainte, parfois fondée, qui influence la construction du droit mais y introduit une part d’irrationnel, d’humanité finalement. Culturellement construite, « nuisible » est une notion profondément ancrée dans nos mentalités, ce qui explique sa persistance depuis les temps anciens, dans le droit, les pratiques et les représentations. Le droit des nuisibles reposerait ainsi sur deux biais. Le premier, anthropocentrique, permet d’agir contre ce qui semble nuire aux hommes. Le second, anthropomorphique, fait ignorer par le droit des pans entiers du vivant, qui entrent mal dans la norme humaine. Tous les deux conduisent à façonner un droit humain 67 de l’environnement qui ne prend pas, ou peu, en compte le bon fonctionnement des écosystèmes. Comment définir le « nuisible » ? « Nuisible » renvoie à une nuisance, un dommage subi par les êtres humains que ce soit dans le domaine agricole, forestier, sanitaire, etc. Ces dommages, n’étant pas nécessairement fantasmatiques, constituent un élément essentiel dans la genèse du concept de « nuisible » et dans son inscription dans le droit. Il s’agit donc de distinguer ce qui est « nuisible » de ce qui est « utile ». Les sciences de la nature sont mobilisées pour trancher cette question, hier comme aujourd’hui. Mais la définition scientifique n’est jamais suffisante car les points de vue des acteurs interviennent de façon déterminante, s’assemblent et se confrontent comme en témoigne le cas camarguais. Trois espèces sont particulièrement signifiantes. Le lapin tout d’abord, est en voie de disparition mais continue à être chassé et est toujours classé « nuisible » alors que les dégâts qu’il occasionne sont en très nette régression du fait de sa raréfaction. Les scientifiques réclament une évolution du statut du lapin alors que les chasseurs et les agriculteurs y sont opposés : les premiers voulant le conserver comme gibier, les seconds voulant pouvoir le détruire. Pour les sangliers, chasseurs et agriculteurs en ont après les espaces protégés accusés de servir de réservoirs. Mais le jeu se trouble à l’examen car le sanglier est devenu un gibier essentiel pour les chasses et génère des revenus conséquents, ce qui suscite des pratiques d’agrainage. Simultanément la fédération de chasse verse des sommes importantes aux agriculteurs victimes de dégâts dus aux sangliers. Et le jeu devient double quand certains agriculteurs, indemnisés, sont également organisateurs de chasses, rémunératrices, au sanglier… Enfin le flamant, étendard et produit d’appel touristique pour la Camargue, apparaît comme l’oiseau des protecteurs, qui ont beaucoup agi pour le rétablissement de cette espèce menacée. S’il laisse les chasseurs indifférents, les riziculteurs s’en plaignent mais ne parviennent pas à se faire entendre. Les espèces sauvages sont donc en réalité hybrides car tous les acteurs agissent peu ou prou sur et avec elles. Toutes ces espèces sont le symbole d’un conflit autour de l’appropriation de l’espace : le flamant apparaît comme le vecteur du pouvoir des gestionnaires des espaces protégés ; le sanglier comme la matérialisation de l’influence des chasseurs. Les débats autour du « nuisible » révèlent les déséquilibres, les excès et les dysfonctionnements d’un territoire où manquent des connaissances, la reconnaissance entre acteurs et du dialogue. Dépasser la notion « nuisible », qui stérilise ici tout débat, permettrait de tendre vers une « coexistence » entre les hommes et la faune : ni naturelle, ni artificielle, une Camargue hybride et habitée par des animaux et des humains hybrides eux aussi, sorte de résurgence croisée de la prophétique Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud (1926). Mobilisés hier comme aujourd’hui pour éclairer les décisions de classement en tant « qu’espèces susceptibles d’occasionner des dégâts », un certain nombre de biologistes sont amenés à s’interroger sur le bienfondé et la rationalité de cette « notion ». Sommés de scinder le monde vivant en deux ensembles irréfragables, ils réfutent désormais, pour des motifs scientifiques, cette séparation. Mais malgré les avancées des sciences biologiques depuis le XIXe siècle, qui débouchent sur de meilleures connaissances écologiques et éthologiques, la notion « nuisible » persiste, inchangée dans son principe. Concernant les mammifères, une grande hétérogénéité de statuts existe, sans que ne soit évidente une logique rationnelle. Du « protégé », au « nuisible », en passant par le « gibier » et « l’exotique envahissant », certains peuvent d’ailleurs se cumuler, permettant des prélèvements toute l’année. Quels critères permettent de justifier la différence de traitement entre les espèces ? De toute évidence des facteurs autres que biologiques entrent en ligne de compte, comme la symbolique, l’intérêt individuel ou les habitudes. Or, s’il n’est pas scientifique, sur quel motif se fonder pour classer – ou non – une espèce ? Les « espèces exotiques envahissantes », une résurgence du « nuisible » ? Dans le même ordre d’idées, la notion d’espèce exotique envahissante représente une autre distinction humaine du vivant en prétendant, d’une part, séparer les espèces « autochtones » des « alloch- « pour mémoire » l n° 20 - printemps 2019 68 tones »13 et, d’autre part, les « envahissants » des autres. Pour Charles Elton, une espèce exotique envahissante ne peut se penser que par l’homme, qui en est la cause et qui, souvent, en subit les conséquences. Sur ce point on observe une grande proximité entre « nuisible » et « espèce exotique envahissante » car toutes deux sont ici considérées comme le produit de constructions humaines. Elles ont également en commun d’être définies par leurs nuisances par rapport aux hommes. D’autres soutiennent que la notion d’espèce exotique envahissante témoigne d’une bioxénophobie qui considérerait autrement les espèces selon qu’elles sont « de chez nous » ou « d’ailleurs ». Le cas de l’ajonc d’Europe (Ulex europaeus) sur l’île de La Réunion permet d’examiner pourquoi et comment on passe d’un statut désiré à celui de plante nuisible et exotique envahissante. Au XIXe siècle, l’ajonc est considéré comme une plante intéressante et utile, ce qui lui vaut d’être introduite intentionnellement. De plus, pour les colons, il est une plante « patriotique » car il leur rappelle la terre natale métropolitaine. Jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, l’ajonc est pensé comme « indigénisé » et est reconnu comme partie intégrante du paysage : il semble s’être intégré à la flore locale. Mais simultanément se développe, dans les milieux agricoles, l’idée que l’ajonc est nuisible car il possède une importante capacité d’expan- sion. La lutte contre l’ajonc devient obligatoire dans les espaces cultivés. Enfin les scientifiques le qualifient d’espèce exotique envahissante car il menace les espèces locales et le bon fonctionnement des écosystèmes de l’île. Le lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus) est également un bon révélateur des sociétés. Diffusé par les hommes à travers toute l’Europe à partir du Moyen Âge, il est à la fois un gibier (pour les chasseurs), et il ne saurait y en avoir trop, et une espèce en voie de disparition (pour les naturalistes). Pour les agriculteurs et gestionnaires de parcs urbains, le lapin peut devenir une « peste », une espèce ravageuse difficile à contrôler, à la reproduction prolifique. Le cas de l’ibis sacré en France est plus polémique car il oppose des ornithologues, des naturalistes, des gestionnaires de la faune : les uns recommandant l’éradication de cette espèce exotique au nom du principe de précaution car elle pourrait devenir envahissante et impacter des espèces protégées14 ; les autres 14 Cf. Clergeau Philippe, Yésou Pierre et Chadenas Céline, Ibis sacré Threskiornis aethiopicus, état actuel et impacts potentiels des populations introduites en France métropolitaine, Rapport INRA-ONCFS, Rennes-Nantes, 2005 et Clergeau Philippe, Fourcy Damien, Reeber Sébastien & Yesou Pierre, « Do alien sacred ibises Threskiornis aethiopicus stabilize nesting colonies of native spoonbills Platalea leucorodia at Grand-Lieu Lake, France ? », Oryx 44, 2010, p. 533–538. 13 Rémy Élisabeth et Beck Corinne, « Allochtone, autochtone, invasif : catégorisations animales et perception d’autrui », Politix, 2008, vol. 2, n° 82, p. 193-209. n° 20 - printemps 2019 l « pour mémoire » Ibis noir (Ibis falcinellus) et Ibis blanc ou sacré (Ibis religiosa), gravure, 1809 © NYPL 69 considérant qu’il n’existe pas de raison objective à un traitement aussi brutal et évoque des considérations « bioxénphobiques15 ». La décision par les autorités administratives compétentes de procéder à l’élimination de l’ibis sacré, espèce échappée de captivité en France, fournit un exemple particulièrement instructif et éclairant des difficultés, des controverses, des débats soulevés par la mise en œuvre d’une telle mesure. En effet, les uns et les autres s’appuient sur des données écologiques et éthologiques fragmentaires, qui ne permettent pas de trancher définitivement. Des questions de principe et éthiques, des considérations réglementaires et administratives, des rapports de force, des interrogations sur la notion d’expertise et le positionnement des experts viennent se mêler à l’affaire. À nouveau, les sciences biologiques atteignent leurs limites sur des questions qui sont largement sociétales. « Nuisible », une façon de poser la question de la cohabitation L’enjeu essentiel du débat autour de la notion de « nuisible » est la question du vivre ensemble : que faire dans la « communauté biotique », au sein de laquelle l’homme est inclus, de ceux qu’André Micoud nomme les « emmerdants » ou 15 Cf. Marion Loïc, « Is the Sacred ibis a real threat for biodiversity ? Long-term study of its diet in non-native areas compared to native areas », Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, Biologies, 336, 2013, p. 207-220. les « gêneurs16 » ? La nécessité de maintenir la communauté « vivante », « fonctionnelle », impose de rechercher perpétuellement des arrangements pour tenir compte des interactions permanentes qui se produisent à l’intérieur mais aussi par rapport à l’extérieur de la communauté. Cette approche est contenue dans la notion de « socio-écosystème », qui implique de « faire avec la nature », avec pragmatisme, en s’adaptant aux lieux et aux moments. Ce qui nécessite un dépassement tant de l’idéologie anthropocentrique que de l’écocentrique, qui postulent toutes les deux, à leur façon, que l’humain est extérieur à la communauté biotique. qui, avec une part croissante d’objectivation scientifique, en s’intéressant davantage aux fonctions qu’aux espèces et en dépassant la logique simpliste proie-prédateur, cherche à vivre avec le « sauvage » plutôt que contre, et ce faisant considère qu’il existe une communauté de destin au sein du monde vivant. Se pose alors la question du statut du sauvage, animal ou végétal…  En définitive, réfléchir à la notion « nuisible » invite à envisager la diversité des situations locales et à penser la façon dont des « arrangements » ont pu ou peuvent se nouer entre les hommes et leurs sociétés et le reste de la nature. Cohabiter n’est-ce pas d’abord raisonner comme l’autre pour mieux le comprendre ? Définir un mode de « vivre ensemble » ne doit-il pas alors relever d’une « diplomatie du vivant » faite de négociations et de compromis ? Et la notion de « nuisible », par l’exclusive qu’elle implique, ne paraît plus avoir de place dans ce nouveau paradigme 16 Micoud André, op. cit., 1993 ; « Patrimonialiser le vivant », in Espaces Temps, vol. 74, n°1, 2000, p. 66-77 ; « La biodiversité est-elle encore naturelle ? », in Écologie & Politique, vol. 30, n°1, 2005, p. 17-25 ; « Sauvage ou domestique, des catégories obsolètes ? », in Sociétés, vol. 108, n° 2, 2010, p. 99-107. « pour mémoire » l n° 20 - printemps 2019